Face à la crise énergétique et l’inflation, le Parlement wallon a instauré un moratoire hivernal visant à empêcher les expulsions domiciliaires entre le 1er novembre 2022 et le 15 mars 2023[1]. Le 16 mars, les expulsions vont donc reprendre sans pour autant apporter de réponses structurelles à une problématique qui a conséquences gravissimes pour les familles mais aussi les personnes isolées, qui est contraire à la dignité humaine tout en étant coûteuse pour les propriétaires bailleurs et la société dans son ensemble.
Un moratoire nécessaire mais insuffisant
Rappelons d’abord, que contrairement à une idée très répandue, l’interdiction d’expulser en hiver en Wallonie ne concernait jusque ici que les expulsions au sein d’une société de logement social, dès lors que le contentieux avait pu être négocié avec un CPAS.. Il aura fallu attendre la crise du COVID-19 pour voir la mise en place des premiers moratoires temporaires s’appliquant aussi au logement privé. Reconduit cette année en Wallonie, de façon temporaire toujours. Précisons qu’à Bruxelles, le projet de moratoire hivernal vient d’être recalé par le Conseil d’État et n’est pas d’application.[2]
Rappelons également que ce moratoire ne vise que les expulsions judiciaires (pour non-respect des conditions d’un bail comme un arriéré de loyer) ou administratives (décidées par la commune en cas d'insalubrité, si toutefois la sécurité des habitants n'est pas en jeu). Toute une série d’autres situations d’expulsion ne sont pas prises en compte par le décret: expulsions sauvages ou illégales, conflits familiaux, fin d'hébergement, expulsion de squats ou d’occupations temporaires…
Cette mesure était donc nécessaire compte tenu du nombre grandissant de ménages qui ne parviennent plus à payer leurs factures et loyers. Elle est cependant très insuffisante au regard des défis que représentent globalement le mal logement et tout particulièrement les expulsions. Contrairement à la France ou d’autres pays d’Europe, il existe très peu de dispositifs de prévention et de lutte contre les expulsions à l’exception de la loi dite d'"humanisation" de 1998 qui encadre les procédures et permet d’en diminuer - un peu - la brutalité (délai minimum d’un mois entre le jugement et l’exécution, obligation du CPAS de proposer son aide, stockage des meubles au frais des locataires....).
Les moratoires permettent donc de temporiser les choses mais, seuls, ils ne résolvent en rien les difficultés que rencontrent les locataires et les propriétaires, voire les accentuent : les dettes continuent de se creuser, les familles restent dans des logements insalubres… Et à la fin du moratoire, on se retrouve donc avec des situations qui ont parfois empiré, si d’autres solutions n’ont pas été trouvées entretemps. Or, les logements abordables et de bonne qualité sont de plus en plus rares, les centres d’hébergement sont saturés les services sociaux et CPAS sont débordés…
Une cause majeure du sans-abrisme
Autant dire que les personnes expulsées sont pour beaucoup condamnées à se retrouver à la rue, ou à être hébergées par des proches. A la perte d’un toit, viennent s’ajouter une série d’autres effets collatéraux : les victimes sont marquées psychologiquement, doivent supporter des coûts importants liés aux procédures et aux indemnités, sans parler des enfants pour qui le traumatisme est encore plus grand… Les expulsions, en plus d’être inhumaines, accentuent donc la perte des droits et ne résolvent en rien les problèmes, au contraire. Il a d’ailleurs été démontré qu'elles étaient une des causes majeures du sans-abrisme.[3] On ne peut dès lors que s’étonner de l’absence de mesures structurelles en matière de prévention des expulsions[4] et de l’absence de données pour évaluer le nombre d’expulsions chaque année, le profil des ménages concernés, leurs parcours etc. qui sont indispensables pour pouvoir mettre sur pied des mesures adaptées. Dès 2015, un rapport approfondi de l’IWEPS recommandait pourtant la mise en place d’un tel suivi… Dont on attend toujours les effets.[5]
Les expulsions ne sont pas une fatalité, il est possible de les empêcher !
Contrairement aux idées reçues, les expulsions ne relèvent pas seulement de la responsabilité individuelle mais sont le symptôme du phénomène plus large du mal-logement et s'enracinent dans la dégradation progressive des conditions socio-économiques des ménages, aggravées par les crises successives et qui risquent de s'aggraver encore. Il est possible d’identifier des facteurs de risque tels que des éléments liés à l'état du logement, aux conditions de location et à la relation locative qui constituent un contexte propice à l'engagement de procédures judiciaires[6]. Enfin, des études ont démontré qu’1 euro dépensé́ en faveur du maintien dans le logement permettait d’économiser 7 euros de dépense en hébergement d’urgence et insertion sociale. [7] C’est pour ces raisons que nous estimons que les expulsions constituent une mesure disproportionnée et coûteuse, en plus de porter gravement atteinte aux droits humains fondamentaux.
Oser s’attaquer aux racines du problème
Nous invitons dès maintenant les parlementaires et le Gouvernement wallon à prendre des mesures fortes, globales afin d’empêcher et prévenir les expulsions en amont. Nous demandons :
- Un encadrement strict des loyers pour lutter contre leur augmentation incontrôlée ;
- Une lutte contre les logements insalubres et une rénovation du bâti qui prennent davantage en compte les droits des locataires et mettent ces derniers au centre des procédures ;
- Des dispositifs locaux de prévention qui coordonnent tous les acteurs concernés (CPAS, commune, associations, police…)
- Un garantissement public des loyers pour aider les locataires en difficultés, lutter contre le surendettement, éviter les conflits ;
- La mise en place de médiations entre locataires et propriétaires ;
- Une obligation de relogement ;
- Des mesures réellement dissuasives en matière d’expulsions illégales et l’intervention systématique des forces de l’ordre pour les empêcher ;
C’est pourquoi le 26 mars, nous serons dans les rues à Liège et à Bruxelles comme dans beaucoup d'autres villes européennes dans le cadre du Housing Action Day pour lutter contre le mal-logement et les expulsions . www.www.housing-action-day.be
[1] Décret du 22 septembre 2022 relatif à la suspension de l'exécution des décisions d'expulsions administratives et judiciaires-
[2] https://www.rtbf.be/article/le-projet-bruxellois-de-moratoire-hivernal-sur-les-expulsions-critique-par-le-conseil-d-etat-11166718
[3] Citons notamment ces deux publications aujourd’hui épuisées, Homelessness in the European Union, Bruxelles, FEANTSA, 1995 et La Main invisible du marché́ du logement, Bruxelles, FEANTSA, 1996.
[4] Alors même qu’en Wallonie, la Déclaration gouvernementale, vise l’objectif ambitieux “d'éradication du sans-abrisme” pour 2024
[5] DEPREZ, Anne, GERARD, Vincent et MOSTY, Mathieu, 2016. Les expulsions domiciliaires en Wallonie : premier état des lieux, Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS). Namur : Etude commanditée par Monsieur Jean-Marc NOLLET, Vice-Président et Ministre du développement durable, de la fonction publique, de l’énergie, du logement et de la recherche.
[6] Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale (2019), Précarités, mal-logement et expulsions domiciliaires en Région bruxelloise, Cahier thématique du Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté 2018, Commission communautaire
commune : Bruxelles.
[7] KENNA, Padraic, BENJAMINSEN, Lars, BUSCH-GEERTSEMA, Volker et NASARRE-AZNAR, Sergio, 2016. Pilot project. Promoting protection of the right to housing. Homelessness prevention in the context of evictions. Bruxelles : Commission Européenne. VT/2013/056.